Quel est le point commun entre l’Afrique du Sud, l’Indonésie et les supermarchés Carrefour ? Une ribambelle de plus de 40 montagnes russes au parcours identique. Gargantuesque série en cours depuis 2015 qui reflète le rapprochement grandissant entre commerces et espaces de loisirs – le retailtainment.

Des origines sud-africaines…

(Source : Richard Bannister)

Le premier exemplaire de Junior Coaster 247m voit le jour en 2001 au Chariots Entertainment Centre, dans la région de Johannesburg. Sobrement nommé « Roller Coaster », il s’agit à l’origine d’un modèle unique. En effet, le constructeur néerlandais Vekoma a spécifiquement conçu le tracé pour le complexe sud-africain.

(Source : Richard Bannister)

Le parcours utilise un type de rail tritube, les roues du train circulant à l’extérieur dudit rail. Longtemps après, le constructeur néerlandais adaptera cette configuration de rail (apparue en 1995 sur un autre Junior Coaster au Brésil) sur ses coasters à sensations.

(Source : Richard Bannister)

Après une courte descente, le train navigue à travers une série de virages légèrement inclinés, et atteint une vitesse maximale de 45km/h. Des statistiques modestes adaptées pour un public essentiellement familial.

Chariots Entertainment Centre ferme ses portes dans le contexte de la crise économique de 2008/2009.

…récupérées puis décuplées en Indonésie

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Un escalator mène à l’attraction dans son nouvel emplacement. (Source : Lisa Scheinin)

L’attraction disparaît des radars plusieurs années avant d’être rachetée par le groupe Transmart. En 2015, la franchise indonésienne du groupe Carrefour installe alors la montagne russe dans une de leurs enseignes à Jakarta.
Le parcours du coaster s’avère particulièrement adapté aux dimensions des centres commerciaux Transmart. La chaîne de grande distribution commande alors à Vekoma 48 nouveaux exemplaires, identiques au tracé original (à quelques variantes près).

(Source : Lisa Scheinin)

Situé à Java, cet exemplaire a ouvert en 2017. (Source : Martin Valt)

Un tel volume de commande exige un rythme de production soutenu pour respecter le délai de livraison de 3 ans. Vekoma a mis en place une usine spécialement dédiée à la fabrication de ce modèles. De fait, tous les mois, un nouvel exemplaire de Junior Coaster 247m sort de cet atelier spécifique, indique le Vice-président de Vekoma Peter van Bilsen dans le magazine Park View.

Les Junior Coasters 247m commandés possèdent un nouveau modèle de train
(Source : Martin Valt)

Si le parcours de base du modèle originel a été conservé, Vekoma a néanmoins procédé à de légères modifications pour optimiser ces 48 nouveaux coasters à la surface des centres Transmart. Caractéristique distincte de ces attractions, le premier virage après la descente surgit à l’extérieur du bâtiment. Un effet saisissant qui met en évidence aux passants la présence de l’attraction dans le centre commercial.

Une façade commune aux nombreux Crazy Cab Coasters. (Source : Martin Valt)

L’attraction offre une vue plongeante sur les quartiers ouest de Java. (Source : Lisa Scheinin)

RCDB estime à 23 le nombre de ces Junior Coasters actuellement en opération. Toutes nommées Crazy Cab Coaster (ou Crazy Taxi Coaster), ces attractions se répartissent sur 6 îles différentes du territoire indonésien. Un chantier à la mesure du groupe Transmart – dont la maison mère Trans Retail Indonesia est estimée à une valeur de 4,3 milliards de dollars en 2017.

Produire des attractions en série, selon Vekoma

L’achat groupé du groupe Transmart nous éclaire sur un phénomène récurrent à travers l’industrie des montagnes russes : les modèles de série.

En station, une plaque détaille les caractéristiques techniques de l’attraction. (Source : Lisa Scheinin)

Comme Crazy Cab Coaster, de nombreuses attractions sont reproduites avec un parcours à l’identique. Outre ce projet indonésien, Vekoma est évidemment connu pour ses multiples exemplaires de montagnes russes Boomerang et Suspended Looping Coaster (SLC). La production de ces modèles s’élève à plusieurs dizaines d’unités.

Le modèle Suspended Family 453m, fabriqué à 9 reprises à ce jour. (Source : Flex)

Interrogé à ce propos dans une interview accordée à Coasters World en 2018, l’ingénieur en chef du contructeur néerlandais, Benjamin Bloemendaal souligne désormais que les modèles de série répondent à une demande des parcs en termes de délais et de budget : « Nous ne concevons pas nos attractions comme des modèles de série […]. Parfois, un client remarque un de nos projets et nous dit qu’il a besoin d’un produit similaire mais que son calendrier est très resserré. Ce n’est pas toujours envisageable de prendre le temps de créer un tracé complètement sur-mesure. » Un parcours original peut prendre plusieurs mois à calculer, tandis que « deux semaines à deux semaines et demi » suffisent à adapter et vérifier un parcours préexistant, ajoute M. Bloemendaal.

Le même modèle 453m mais cette fois à Zhengzhou, en Chine. (Source : Flex)

Pour Vekoma ces quatre dernières années, le carnet de commandes fut rempli. En atteste la signature de 130 contrats pour des attractions allant des montagnes russes à la grande roue.

La concurrence propose également des modèles de série

Cette offre de reproduire un parcours déjà existant existe également parmi les autres constructeurs de montagnes russes. Bolliger & Mabillard a ainsi produit 12 unités de son modèle Batman the Ride. Le succès commercial de cet Inverted coaster s’explique notamment par son tracé compact. Un atout judicieux pour les contraintes d’emprise au sol réduite de nombreux parcs. Ce modèle a été vendu à travers le monde, du Canada au Japon, en passant par l’Espagne.

Batman the Ride, version originale de 1992, à Six Flags Great America près de Chicago. (Source : Flex)

Au Japon, Diavlo possède un parcours identique mais la structure a été adaptée au terrain en pente. (Source : Flex)

Néanmoins, les parcs peuvent inclure une clause d’exclusivité qui interdit au fabricant de revendre le même modèle à un autre parc.  Généralement cette interdiction reste limitée dans le temps et dans une zone géographique. Le groupe SeaWorld/Busch Gardens aurait ainsi obtenu une exclusivité de 10 ans sur le produit des Dive Coasters.

Une exclusivité présumée en place dès l’ouverture de SheiKra à Busch Gardens Tampa en mai 2005. (Source : Flex)

Ce monopole aurait été restreint aux États-Unis et ni la chaîne de parcs ni B&M ne l’ont explicitement confirmé. Le premier Dive Coaster situé aux États-Unis en dehors du groupe Sea World n’a ouvert qu’en 2016 : Valravn à Cedar Point.

Un rapprochement stratégique entre shopping et parcs de loisirs

(Source : Martin Valt)

Les Crazy Cab Coasters attirent aussi l’attention sur la dynamique du retailtainment.

Une étude de l’ICSC (International Council of Shopping Centers) affirme qu’entre 2010 et 2020, les centres commerciaux américains ont augmenté de 45% leur surface consacrée aux espaces de loisirs. Aux salles de cinéma, arcades de jeux vidéos se joignent désormais aussi des projets d’attractions – trampolines, carrousels et montagnes russes.

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Vision d’artiste du complexe de retailtainment situé dans le New Jersey. (Source : American Dream Meadowland)

Exemple édifiant, le centre American Dream Meadowland a ouvert en octobre dernier près de New York et dénombre 5 montagnes russes. TMNT Shellraiser, l’attraction vedette, embarque ses passagers sur un parcours de 7 inversions. Fabriqué par Gerstlauer, ce modèle d’Eurofighter comporte la descente la plus raide au monde (121,5º d’inclinaison). Il reprend presque à l’identique le tracé de Takabisha, une montagne russe préexistante au Japon… Preuve que les modèles de série prennent aussi parfois une grande ampleur.

Les éléments de TMNT Shellraiser s’entrecroisent avec Shredder, une autre montagne russe. (Source : Admusement/Julian Omonsky)

(Source : Admusement/Julian Omonsky)

Une épaisse charpente métallique recouvre les nombreuses attractions d’American Dreamland. (Source : Roller Coaster David)

Le mall d’American Dream Meadowland propose également une piste de ski artificiel, un mini golf et une patinoire. À terme, les boutiques ne représenteront que 30% de la surface totale du complexe hybride, selon l’hebdomadaire The Economist.

À Java, les attractions se trouvent au dernier étage du centre commercial Transmart. (Source : Martin Valt)

Outre le supermarché Carrefour et le petit parc de loisirs, les centres Transmart accueillent restaurants et boutiques de mode et d’informatique sur plusieurs étages.

La cohabitation entre magasins et manèges répond à un enjeu actuel des centres commerciaux. Face à la concurrence du commerce en ligne, les malls expérimentent pour capter une clientèle jeune. La montagne russe devient alors un produit d’appel. L’objectif : attirer (et retenir) un public qui n’est plus obligé de se déplacer pour consommer. Voilà un pari que Transmart généralise à travers tout l’archipel indonésien.

Philippe-Minh Nguyen

Mai 2020

Photo de couverture : Lisa Scheinin