~ RÉDIGÉ PAR TOTO662 ~

Crédits photos : Kunai (sauf mention contraire)

13 novembre 2018. Ouverture de l’IAAPA, à Orlando. Intamin et la Compagnie des Alpes frappent les esprits avec une double annonce : un blitz coaster doit arriver au Parc Astérix (non ? Si !), et un megacoaster à Walibi Belgium. Le second – festival d’airtimes d’une générosité rare – éclipse un peu le premier.

5 ans plus tard : Toutatis ouvre enfin.

Kondaa, ça fait déjà 2 ans qu’il a accueilli ses premiers visiteurs, les pieds dans l’eau. Et Kondaa, c’était bien. C’était très bien même, brillant surtout pour son début spectaculaire et sa fin au rythme endiablé.

Si les premiers éléments du megacoaster – descente à la EGF (sans la forêt), camelback simple mais d’une puissance phénoménale et outward banked hill ébouriffante – ont fait consensus, les derniers – stengel dive suivi d’une série de minuscules bosses passées à toute vitesse – ont été davantage sujet à débats.

En effet, tout coasterfan apprécie le spectaculaire d’une grosse figure ample et bien agressive, et tout coasterfan apprécie enchaînement – sans temps morts – de telles figures. Ainsi en est-il du début de Kondaa, de la première moitié de Katun, et pourquoi pas aussi de la première moitié d’Ispeed.

L’arrivée de RMC – et surtout de l’hybride, révolution stylistique qui a décloisonné une esthétique jusque là propre au wooden moderne (c’est particulièrement flagrant chez GCI) valorisant l’enchaînement des éléments sur une trajectoire ne prenant pas en compte le sol (puisque la structure d’un wooden agit comme prolongement de celui-ci) – a eu comme effet une mise en avant notable du rythme dans la création des parcours, y compris sur des grands-huit en acier. La fin de Kondaa est caractéristique de cela, puisqu’elle sacrifie la générosité sensationnelle (la durée de l’ejector) dans le seul but de démultiplier les éléments. En d’autres termes : plutôt qu’un seul gros camelback, trois minuscules bosses.

C’est ce choix qui divise profondément, certains ne voyant en ce finale qu’un tape-cul rigolo (mais un peu décevant au regard du finale d’EGF), d’autres un moment de bravoure rythmique.

Mais là où Kondaa séparait son parcours en 3 parties distinctes – proposant ainsi une progression d’une esthétique à une autre (et reproduisant les 3 parties d’EGF sur une modalité différente), ce qui avait le mérite de laisser les coasterfans apprécier leur « partie » préférée mais ne privilégiait pas les ruptures de ton qui auraient permis de valoriser les éléments indépendamment les uns des autres (imaginez les deux bosses du début séparées par quelques petites bosses prises à toute berzingue) – Toutatis est marqué par une prise de parti nettement plus remarquable : il étend cette intensité rythmique à l’ensemble du parcours, et répartit ses quelques éléments amples le long de celui-ci plutôt que de les rassembler au début (c’est à dire quand il y a le plus de vitesse).

Par cela, cette nouveauté éclatante cristallise le débat actuel entre la suprématie du rythme et celle de la figure accomplie, et pour bien comprendre la réussite de ce grand-huit ainsi que l’aboutissement qu’il représente dans la trajectoire du constructeur (après quelques essais plus ou moins fructueux : Hyperion et Kondaa notamment), il faut s’intéresser à deux caractéristiques essentielles qui entrent en tension dans chaque grand-huit : la lisibilité du spectaculaire et l’illisibilité de l’intensité.

Qu’est-ce qu’on aime, au juste, dans une montagne russe ? L’adrénaline déclenchée par la peur et l’appréhension ? Que nenni, le coasterfan troque rapidement sa peur pour l’excitation. Une espèce d’orgueil sportif : le plus on encaisse de G’s, le plus on est ravis ? M’enfin, la mode est à l’airtime, ma petite Lucette ! On en est plus là…

Bon, quoi alors ? Voilà ce que j’en pense : je crois qu’on aime ça (et derrière ce « on » il y a en fait n’importe quel amateur de montagnes russes, coasterfan ou non) parce qu’on s’y sent intensément vivant, et ce pour deux raisons.

D’abord, l’expérience d’une montagne russe c’est l’expérience d’une nouvelle relation au décor, une relation dont le dynamisme nous replace, nous, en tant que corps, dans le monde (il y a quelque chose de cosmogonique dans un tour de grand-huit). Le terme de « parcours » utilisé en français est suffisamment explicite : il s’agit d’un déplacement dans l’espace, et en l’occurrence d’un déplacement extraordinaire – que ce soit par la vitesse en elle-même, par les hauteurs prises ou par les figures traversées. Nos yeux – habituellement attachés au plancher des vaches et en tout cas non-habitué à des mouvements immenses – voient donc ce qui les entoure d’une autre manière, une manière que l’on supposerait volontiers irréelle et qui reste pourtant glorieusement pragmatique : c’est là qu’interviennent les sensations.

Car il ne s’agit pas que d’un déplacement dans l’espace duquel nous serions simplement spectateurs : il y a interaction avec l’espace. Les forces G nous rappellent certes l’existence de notre corps, mais actualisent aussi celui-ci dans le monde : une bosse bien dessinée provoque – je ne vous apprends rien – un airtime, qui se manifeste comme une force nous tirant vers le ciel. Un creux bien agressif nous ramène à notre valeur terrestre, et donc au sol. À l’inverse, une sensation d’apesanteur peut brusquement nous décrocher du monde alentour, notre corps ne devenant qu’une entité flottant pour elle-même.

Voilà en tout cas toute la valeur spectaculaire d’un tour de grand-huit : une dynamisation de notre relation – viscérale, physique – au monde. Et cet aspect là est particulièrement valorisé dans des éléments amples, qui laissent le temps à l’esprit d’appréhender l’espace. L’intérêt d’un Zero-G stall, c’est bien le stall en lui-même – qui brise le brouillage du retournement pour un instant de parfaite lisibilité visuelle.

Nous nous sentons donc vivant dans un grand-huit parce que nous nous y sentons corps dans un cosmos. Soit, mais ça n’est pas tout : nous nous sentons aussi vivant dans un grand-huit parce que nous nous sentons corps en train de vivre, au présent.

Nous autres êtres humains vivons dans une temporalité bien curieuse : des années de passé en tête, la tête toujours tournée vers l’avenir, il faut bien avouer que le présent, le fugitif présent, nous échappe.

Mais dans un tour de grand-huit, quel passé sinon – dans le meilleur des cas ! – celui de l’élément qu’on vient de vivre ? Quel avenir sinon – au mieux ! – l’élément suivant ? Nous y vivons dans un empan chronologique considérablement restreint (plusieurs mois, plusieurs années en temps normal, quelques millisecondes dans un grand-huit), car une montagne russe – par la vivacité extrême des sensations qu’elle provoque – nous ramène de force et sans cesse à l’immédiateté. Lorsqu’on vit un magnifique airtime, on ne pense à rien d’autre que cet airtime… et si on continue de penser à cet airtime sublime même après qu’il soit passé (ou du moins, d’appréhender ce qui vient de nous arriver), ça ne dure pas : l’élément suivant ne tarde pas à apparaître, pour nous cueillir avant de nous laisser le temps d’intellectualiser quoi que ce soit. La deuxième bosse d’El Toro ne parait-elle pas aussi phénoménale parce qu’elle survient alors que notre esprit en est encore à éprouver la première ?

C’est là qu’intervient l’importance – capitale – du rythme. Un temps mort, c’est un retour au passé et au futur, c’est un oubli du présent (devenu trop ennuyeux pour notre esprit).

On se sent donc vivant dans un grand-huit parce qu’on est ramené à la vie de notre corps dans le monde et dans le présent immédiat. Or, si ces deux aspects (« dans le monde » et « dans le présent ») semblent intrinsèquement liés, ils reposent stylistiquement sur deux esthétiques que tout oppose : celle de la lisibilité (du monde qui nous entoure, permettant l’interaction précédemment évoquée) et celle de l’illisibilité (le renvoi perpétuel au présent immédiat et sensationnel ne permettant pas l’intellectualisation).

De nombreuses créations agressives cumulent depuis déjà de nombreuses années ces deux aspects par l’intensité intrinsèque de leurs éléments (El Toro précédemment cité, mais aussi plus récemment l’explosif Ride to Happiness), mais pour beaucoup de grands-huit les concepteurs ont tiré le parti du seul spectaculaire avec des figures plus amples, larges, majestueuses. B&M est le constructeur du « spectaculaire » par essence – ce n’est pas un hasard si une grande partie des inversions qu’ils ont inventées sont empruntées à l’aviation acrobatique – et qu’il s’agisse du gigantesque Immelmann de Sheikra, de l’énorme bosse de Shambhala ou des premières inversions de Katun, ce constructeur laisse souvent le temps à ses passagers d’apprécier ce qu’ils vivent… quitte à sacrifier une partie de l’exaltation ressentie dans un grand-huit (le plaisir viscéral d’être ramené à un présent absolument immédiat est nettement moins marqué dans Shambhala que dans Untamed) pour en décupler une autre.

C’est depuis récemment que certains constructeurs (RMC, Intamin) font le choix inverse : la frénésie. Et c’est là que nous en revenons à Toutatis.

Je ne vais pas passer par 4 chemins : Toutatis est un éclatant chef d’œuvre, qui utilise le meilleur du spectaculaire et du rythme, mais non pas en arrivant à un certain équilibre (des éléments amples mais dont l’intensité agressive suffit à ne jamais faire redescendre l’euphorie) : au contraire, Toutatis est profondément déséquilibré, baroque, et toute son esthétique repose sur la rupture de ton.

Dans son ensemble, il faut bien avouer qu’il s’agit d’une machine intense et plutôt illisible : il brouille les repères, non pas par la vivacité d’un twist (qui relève du brouillage parce qu’il est transition entre les espaces), mais par l’enchaînement en lui-même des éléments.

Crédit photo : Røyk

Toutatis, dans son rythme de croisière, ne reste jamais sur un même mouvement : toujours un changement de direction (généralement léger, on n’est pas sur Taron et l’objectif est juste de balancer un petit coup de G latéraux, un réajustement de la trajectoire pour qu’il se passe quelque chose), toujours un ejector sec, une inversion rapide pour maintenir une intensité événementielle au plus fort et nous cueillir quand on est encore intellectuellement dans l’élément précédent, et ce de manière particulièrement systématique et ininterrompue.

C’est d’autant plus flagrant qu’il n’y a pas une sensation qui ressemble à la suivante dans Toutatis (exception faite des deux bosses inclinées du début et du double-up final, mais ce dernier est passé à une vitesse tellement ahurissante qu’il semble de toute façon n’être qu’un seul élément…) – constat assez dingue quand on sait que le bazar compte une vingtaine d’airtimes.

Dans cette optique, si l’influence de RMC se fait bel et bien sentir (le ZGS et le wave turn, mais surtout cette importance accordée au rythme et le choix volontiers d’éléments plus courts), Toutatis reste bien une création avec l’identité d’Intamin en cela qu’il répond à une esthétique de la variété. En fait, Toutatis ressemble beaucoup à un Ispeed (dans sa première partie, avec l’enchaînement quasi-exhaustif d’éléments très différents) qui aurait troqué l’ampleur pour la frénésie.

C’est pour cela que Toutatis est aussi intense, éprouvant, davantage que pour la générosité (cependant bien réelle) des forces qu’il déploie.

Et nos ruptures de ton, alors ? On y arrive. Prenons comme exemple l’argument de vente de Toutatis (et une de ses séquences d’anthologie) : le sextuple launch, qui avait initialement de quoi laisser dubitatif. Quoi, un sextuple launch ? Déjà qu’on divise notre catapulte par trois, il faut aussi que celle-ci soit coupée en deux ? *insérer juron de coasterfan un peu fâché*

Mais parfaitement : Toutatis sacrifie l’ampleur au rythme, ici, et il assume.

Les deux launchs sont en effet séparés par deux petits airtimes (bien ejector dès le deuxième passage), provoquant une alternance verticalité-horizontalité à une très grande vitesse, quelque chose d’absolument inédit et surtout d’absolument phénoménal. Cette réactualisation frénétique de notre relation au parcours lui-même (Toutatis et Pantheon seraient-ils les premiers grands-huit méta ?) – entre suivi de la trajectoire et éjection de celle-ci – est un exemple brillant de renvoi au présent immédiat évoqué précédemment. Tout se brouille dans l’enchaînement des sensations : sommes-nous projetés vers le ciel, vers la suite du parcours ? Les rochers se mélangent au faux bois, aux lueurs verdâtres des gravures magiques…

Crédit photo : Røyk

Et soudain, tout s’éclaire. Ralentissement du train, évidence limpide du sol, face à nous, qui se déploie à mesure que l’on s’en éloigne au détour d’un sublime moment d’apesanteur dont l’acmé spectaculaire se situe au sommet de la flèche, lorsque le train s’immobilise brièvement avant qu’il ne reparte vers l’avant.

Il n’y a rien de plus visuellement extraordinaire qu’une flèche : nous sommes coupés du monde par l’apesanteur, et pourtant forcés de ne regarder que lui, dans un mouvement d’aller et de retour, comme une brève sortie du cosmos avant de replonger vers le bouillonnement des forces qui le caractérisent, bouillonnement évidemment rejoué par Toutatis dans son ardeur événementielle.

C’est là, précisément là, que Toutatis est magnifique : si on excepte le wave turn (raté, comme sur Kondaa) qui ne fait office que de pause dans le parcours, tous les grandes figures du parcours – soit le cutback, le top-hat, le ZGS, le camelback et (évidemment) la flèche – provoquent une brusque lisibilité qui contraste de manière considérable avec l’intensité globale de Toutatis, décuplant ainsi leur aspect spectaculaire. Autrement dit : si celui-ci a sacrifié l’ampleur au rythme… c’est bien pour valoriser, au final, l’ampleur.

C’est d’autant plus flagrant que Toutatis a le luxe d’être posé dans une forêt, rasant alternativement le sol et les cimes, entre rochers et branches, entre viscéralité terrestre et acrobaties aériennes, ce qui donne un cadre idéal à son parcours disparate.

Ce goût du contraste, on avait déjà pu le voir dans d’autres créations Intamin, et à moindre mesure : Hyperion, même s’il divisait sa course en deux parties (en gros : éléments immenses au début, brefs et courts ensuite), proposait des variations intéressantes : les deux séquences stengel dive – petite bosse y sont séparées par un grand camelback et un overbanked turn très aérien. Malheureusement, ça n’était pas tout à fait réussi : le camelback y était insipide, l’overbank oubliable…

Pour Kondaa, Intamin et la CDA ont fait le choix du classicisme, séparant de manière assez cloisonnée (merci le milieu du parcours, ventre mou faisant très efficacement office de mur entre les 2 moments d’anthologie de Kondaa) les grandes bosses du début des petites à la fin.

En prenant le parti de la variation (jusqu’au baroque) sans rien sacrifier à l’intensité, Toutatis marque un aboutissement exaltant dans cette recherche d’une harmonie au cœur de l’instabilité.

Il est évident que les choix effectués pour cette nouveauté divisent, car les créations grand-huistiques évoluent et les coasterfans s’interrogent de plus en plus sur ces évolutions, mais il faut bien avouer que de voir arriver en France une telle création – audacieuse, ambitieuse, au cœur des débats actuels – est un plaisir pour lequel il ne faudra pas se laisser prier.

Ainsi, que vous ayez ou non peur que le ciel vous tombe sur la tête, acceptez la proposition de Toutatis : celle d’un grand-huit nous replaçant avec vitalité dans un « un monde où tous les contraires seraient harmonieusement possibles »*, pour fêter le joyeux bordel des forces terrestres.

*pour reprendre la formule de Philippe Beaussant sur l’art baroque

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Juillet 2023