~ ARTICLE RÉDIGÉ PAR TOTO662 ~

9 mai 1992 : ouverture de Batman – The Ride à Six Flags Great America. Conçu par Werner Stengel et manufacturé par B&M, cette création d’un nouveau genre – l’Inverted – révolutionne le grand-huit à inversion en osant un tracé audacieux – premier Zero-G roll, premier virage incliné à plus de 90°, refonte du traditionnel corkscrew – mais surtout en réinventant le positionnement du passager et, par extension, sa relation à l’espace environnant.

Batman – The Ride s’est ensuite décliné en de nombreux clones, comme celui-ci à Six Flags Great Adventure

Immense succès pendant près de 20 ans, le modèle s’est drastiquement raréfié ces 10 dernières années. C’est que l’Inverted B&M n’a au final pas connu beaucoup d’évolutions durant ses 3 décennies d’existence : nous n’avons eu l’occasion d’admirer des courbes plus inventives que récemment, avec des créations comme Banshee et OzIris (d’ailleurs les deux seuls inverted B&M des années 2010). Peut-être ce rafraîchissement arrive-t-il trop tard ?

Le parcours peu conventionnel d’OzirIs a divisé les coasterfans

En tout cas, le constructeur suisse semble en avoir encore un peu sous le pied, en témoigne le nouveau chantier du parc suédois Gröna Lund, lequel va ouvrir cette année (soit 7 ans après Banshee !) un Inverted B&M qui semble avoir l’originalité de ne comporter que des variations de Zero-G roll et de flat spin en guise d’inversions. Son parcours rappelle un peu celui de « Hük », renouveau vekomien qui a ravi en 2020 les coasterfans européens par sa grâce de courant d’air, sans toutefois arriver à la cheville des meilleurs Inverted B&M.

Hals-über-Kopf – Hük pour les intimes – dessiné tout en roulements harmonieux par Bloemendaal

Le parcours assez original proposé par B&M pour l’inverted de Gröna Lund

Ce chantier est l’occasion de revenir sur ce qui a fait le succès retentissant de ce concept pourtant d’une grande simplicité, en repartant de l’échec esthétique d’un autre « Monster » : le nôtre, celui de Walygator Grand Est !

C’est un curieux B&M que celui-ci, un des seuls en tout cas à disposer de l’étonnante caractéristique d’être…

… moche.

Or un Inverted, ça s’apprécie d’abord depuis le sol ! Un Inverted, ce sont des rails imposants agencés en d’élégantes courbes épurées, provoquant d’ores et déjà un sentiment de contraste entre légèreté et pesanteur : sentiment que nous retrouverons une fois nos fesses posées sur ces sièges baquets – nous reviendrons à cela un peu plus tard. The Monster, tas d’acier blanchâtre et rosâtre posé sur un champ de boue et noyé dans ses supports, ne donne pas vraiment cette belle première impression… Le parcours semble isolé de tout : de nous, du sol, du parc et au final de toute notion d’imaginaire ou d’esthétique.

Admirez plutôt

Cette abomination visuelle est également une explosion de sensations, lesquelles constituent en soi la preuve exacte que d’excellents éléments ne suffisent pas à faire un excellent grand-huit… Car au final, pour des dimensions assez similaires à celle de Katun et pour une agressivité très nettement supérieure, l’Inverted français fait vraiment pâle figure face à son cousin italien en ce qui concerne l’euphorie produite. La différence entre ces deux expériences est si flagrante qu’une question nous vient naturellement à l’esprit : comment expliquer ce mystère ? La laideur et le manque absolu de thématisation suffisent-ils à désamorcer les sensations que propose le larron lorrain ? Cela voudrait-il donc dire que la valeur d’un grand-huit se mesure à son décor (thématique ou naturel), et non pas à la vertu de son parcours ?

Je suis coasterfan, pas parkfan : ma réponse à cette question est de toute évidence « non ». Mais il ne faut pas aller trop vite en besogne et cesser de ramener la qualité d’un parcours aux sensations seules pour comprendre ce qui produit le miracle des Inverted.

D’abord, évoquons brièvement ce qui fait consensus autour de The Monster : l’efficacité des éléments qu’il propose. L’ensemble est extrêmement généreux dans les sensations proposées, ne comporte presque aucun temps mort, et surtout a cette qualité « old-school » de ne pas lésiner sur la brusquerie de ses transitions – parfois à la limite de la violence. Ainsi, la vivacité du retournement lors du Zero-G roll est accentuée par le départ très sec de celui-ci, le cobra roll gagne considérablement en énergie grâce à l’immédiateté de ses deux basculements, et puis il faut évoquer ces 2 flat spins, passés avec une vitesse et une férocité au-delà de l’entendement.

Comparaison des ZGR des deux « Monster » (le premier étant clairement plus vif que le second)

S’il est possible à ce stade de craindre qu’en lissant toutes les transitions du parcours, B&M perde avec son Monster suédois une bonne partie de l’agressivité qui faisait le succès des anciens modèles, il me semble également probable que ce dernier devienne néanmoins plus exaltant que son itération lorraine…

Je considère donc que les sensations ne suffisent pas : il va falloir m’expliquer.

Repartons de la base pour éclaircir une bonne fois pour toute ce paradoxe : tout grand-huit – inversé ou non – propose un parcours qui entre nécessairement en interaction avec l’espace qu’il occupe : il est en effet impossible de poser un grand-huit dans un « non-lieu »…

Aussi, mon hypothèse est la suivante : la valeur d’un grand-huit repose en grande partie sur la manière dont il tient compte de cet espace.

Black Mamba serait-il donc l’Inverted idéal ?

Attention, pas besoin de moult décors ici, ni même d’une forêt feuillue ! Prenons Hyperion – l’Intamin d’Energylandia – platement posé sur l’herbe. Le contraste saisissant entre la majesté aérienne de son premier tiers et l’intensité de la suite tient pour beaucoup au positionnement du parcours : des éléments hauts et amples dans un premier temps, puis au ras du sol et enchaînés à toute vitesse.

Hyperion, entre gigantisme et rase-motte

Le twist’n’dive d’Hyperion est exaltant entre autres parce qu’il tient compte de l’espace qu’il investit – aussi simple (passage du ciel au sol) soit-il. Évidemment, les sensations qu’il propose comptent également, ce twist’n’dive étant également réjouissant parce qu’il est la transition entre les deux rythmiques sensationnelles proposées par le parcours. Transition entre le ciel et la terre, transition entre l’ampleur et la vitesse… La cohérence des deux provoque naturellement le plaisir béat ressenti dans Hyperion, quand les vibrations de ce dernier ne nous brisent pas cette illusion.

L’immense twist’n’dive d’Hyperion

Le problème de The Monster est donc le suivant : s’agissant d’un rachat (d’un clone qui plus est), il n’a pas été dessiné en fonction du terrain plat de Walygator. La quasi-totalité du parcours se fait donc en légère surélévation, abolissant toute notion de proximité avec le sol. Or, c’est typiquement en jouant avec les contrastes d’espaces (aériens et terrestres) que les Inverted B&M transcendent la simplicité de leurs éléments et trouvent cette majesté de la virevolte qui leur est propre.

L’originalité du genre tient finalement au concept simple d’inverser la relation à l’espace : dans un Inverted, ce sont nos pieds – l’élément nous rattachant habituellement à la terre – qui sont dans une totale liberté aérienne. Le rapport au décor (encore une fois : thématique ou naturel, abondant ou modeste) y est donc capital, et les meilleurs Inverted comptent ainsi de nombreux moments où les sensations aériennes rencontrent un environnement terrestre (l’airtime dans un tunnel d’OzIris) et où les sensations terrestres – G positifs, qui nous ramènent à notre pesanteur – rencontrent le ciel (le sommet d’un beau looping).

Un beau looping

Mais il faut aller plus loin encore : c’est lorsqu’un même élément, une même dynamique (la courbe ascendante d’un immelman par exemple), une même sensation provoque la transition entre le sol et le ciel (et vice-versa) que l’Inverted est réellement exaltant. C’est pour cela que le cobra roll – synthèse extraordinaire de ce que le genre fait de mieux – n’est exceptionnel que dans ce type de montagnes russes : entre deux de ces transitions (les deux demi-boucles) survient précisément un moment où l’aérien (position en surélévation par rapport au sol) rencontre le terrestre (les G positifs). C’est aussi pour cette raison que les flat spin comptent parmi les meilleures inversions de ce type de montagnes-russes : en un seul retournement très vif, on a le temps d’une transition du sol vers le ciel, et du ciel vers le sol. C’est dans les meilleurs flat spin (celui de Montu par exemple) que le sol et le ciel se succèdent jusqu’à presque se confondre.

Les deux dernières inversions de The Monster ont clairement l’énergie nécessaire pour provoquer cet extraordinaire sentiment (et non pas cette sensation) mais aucun contraste n’y est possible, puisque le grand-huit est entièrement hors-sol. Évidemment, c’est l’inverse exacte qui semble se dessiner à Gröna Lund : le parcours semble privilégier la légèreté et – surtout – une très forte interactivité avec l’environnement délicieux de ce charmant parc.

Le ciel, le sol, c’est bien… mais la mer, n’est-ce pas aussi merveilleux ?

En sortant de The Monster, on aurait bien envie de dire que les flat spin étaient extraordinaires, le Zero-G roll inoubliable et le cobra roll virevoltant : mais on a encaissé les flat spins, le Zero-G roll on l’a déjà oublié et le cobra roll n’était que brutal. Alors on dit que ça « arrache », que c’est particulièrement « puissant », « intense », et au final on pense très fort que ce ride, on l’a « subi ».

La déception ressentie après un tour de The Monster est certes déroutante, mais rassure aussi : elle nous rappelle que notre passion n’est pas seulement le plaisir bourrin et brutal de l’adrénaline, et qu’un grand-huit n’a pas juste à balancer du gros G à toute vitesse pour être exaltant. Il y a du génie dans la conception d’un grand-huit, de la finesse et de la mesure : c’est que la sensation – pour devenir sentiment – doit y rappeler à chaque passager que l’homme, s’il est intrinsèquement rattaché à la pesanteur du sol, rêvera toujours d’avoir les pieds dans le ciel.

Toto662
Février 2021

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